« Malheureux sophiste ! de quel droit viens-tu arracher à l’innocence le sceptre de la raison pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer le malheur, réjouir le vice, attrister la vertu, dégrader l’humanité ? » – Robespierre.


Il y a peu de chance de rencontrer Père Navidson ailleurs qu’au temple – et d’ailleurs, peu importe le contexte, il se présentera sous ce nom. Le titre lui sied mieux maintenant qu’il a pris un peu d’âge, et il se situe à cette intersection confortable où les vieilles dames voient en lui un gendre élégant, et les fidèles les plus jeunes, une douce figure d’autorité, lointaine.

Il n’use jamais de cette position, qui est en réalité purement due à sa fonction plutôt qu’à une attitude délibérée. Navidson est calme, réservé, tranquille. Il parle peu, il observe beaucoup, et toujours directement dans les yeux. L’espèce de charisme qui émane de lui n’est pas celui d’un meneur, mais celui d’une oreille attentive. Comme beaucoup d’Alphas, il est grand, et a de larges épaules – il nage régulièrement par hygiène de vie, et pour s’oublier un peu.

Son regard brun quoique légèrement doré est abrité derrière une paire de lunettes, sans lesquelles il ne pourrait rien distinguer. Il les retire parfois la nuit, lorsque les rues de la ville sont calmes. Ce n’est pas par myopie – au contraire, sa vue est si perçante qu’elle le submerge d’informations sans cette précaution. Il met un point d’honneur à toujours fixer les gens lorsqu’on lui adresse la parole.

En réalité peu sociable, il est difficile de nouer un véritable dialogue avec lui. Sa profession l’amène à faire parler des gens d’eux-même bien plus qu’à se livrer, et il est assez secret. Ce mutisme est largement compensé par le fait qu’aucune loghorrée ne saurait le lasser – écouter est pratiquement devenu chez lui une seconde nature. Lorsque personne ne lui parle, il laisse cracher la radio ou lit des livres. Il ne pense pratiquement que par phrases, et s’en trouve plus détaché que la plupart des gens des émotions et des sensations.

Peu sanguin, il y a peu de choses qu’il laisse l’émouvoir, hormis la grâce divine et les œuvres d’art, qu’il met à peu près sur le même plan. C’est d’ailleurs par pur caprice esthétique qu’il a fait vœu d’abstinence. L’idée de dévouer la dimension sensuelle de son corps à Vitruvius lui plaît, simplement. Et elle rend sa vie moins compliquée. L’exemple donné par ses parents ne l’a jamais convaincu que la vie maritale pouvait être faite pour lui, ou pour quiconque à la vérité. Néanmoins, il n’a pas désiré rejoindre une Adelphité ; être au contact de la population, avoir son appartement en ville et disposer de son temps lui convient tout à fait.

Si vous ne croisez pas le père Navidson au temple, il se pourrait que vous le croisiez la nuit à se promener dans les rues sombres. Plutôt nocturne, il fréquente parfois les pubs pour lire dans le bruit des conversations avec une bière, et ne refuse jamais une conversation – même s’il en apprendra plus sur vous que l’inverse.

Navidson aurait pu suivre plusieurs voies. Celle de son père, par exemple – transformer son intelligence en savoir-faire, être “malin”, comme il disait si bien. Beaucoup de l’enfance de Baruch se résume à de telles conversation, dans un living-room illuminé d’une ampoule nue, chaude, chuitante. Un dîner avec viande, légumes, sauce et dessert, quatre chaises occupées, deux verres de vin. Les pieds de son petit frère se balançaient sous sa chaise. Et Baruch trempait ses pomme de terres au four dans la sauce brune épaisse, et écoutait distraitement son père lui parler d’avenir – son père dans sa belle chemise en coton blanc bien repassée, ses cheveux à la gomina, son sourire blanc, semblable à celui des hommes sur les publicités qu’il créait. La sérénité de celui qui sait que ce qui se trouve sur la table de sa salle à manger y est parce que c’est lui qui l’y a mis. Pas de coup de chance, pas de destin, et pas de providence. Le travail.

La méritocratie enchante très bien le monde toute seule, et rend toute autre mythologie superflue.

Baruch s’était entendre dire souvent, durant son enfance, qu’il était intelligent, qu’il pouvait en faire quelque chose. Mais il ne manifesta jamais l’ambition ou la conviction qui l’aurait dirigée dans une voie précise. C’était un môme relativement tranquille, avec son bon caractères, ses petites lâchetés, ses moments brillants, et ses bonnes notes, dans sa bonne école pour enfants de la classe moyenne aisée.

Le partage du monde entre gentils, méchants, bien et mal était d’une netteté implacable. Sans avoir besoin de longues discussions philosophiques avec son père, il lui avait suffi de quelques chemins en voiture avec lui, de voir son doigt pointé sur quelques unes des grandes affiches dans la ville, ou alors, sur le poste de télévision babillant, pour comprendre que l’existence se divisait entre ceux qui réussissaient et ceux qui échouaient – et que c’était tout, c’était simple, et fort heureusement pour lui, il avait tout pour réussir. Une famille à l’aise et préoccupée par son éducation et celle de son petit frère, une maison qui leur appartenait, un labrador pour leur apprendre la responsabilité.

Si la famille Navidson ne croyait pas, leur réussite sociale impliquait cependant de se conformer à la religion de son pays, fût-ce par reconnaissance, alors leurs fils avaient eu le droit à un cursus minimal de culture religieuse qui, jusqu’ici, n’avait jamais germé.

Et puis, un jour, son petit frère est décédé. Et la méritocratie est parvenue à une contradiction formidable.

Les discussions à table ont pris une tournure différente. Et il fallut, pour tout le monde, trouver quelque chose pour passer à la suite. Le silence et le travail encore, pour son père, des câlins au coin du feu de la cheminée pour le labrador, et pour Baruch, une nouvelle mythologie. Sa mère trouva une voie intermédiaire en faisant de son défunt cadet une sorte de divinité tutélaire protectrice.

La foi touche l’individu pleinement, et ne s’embarrasse pas de toquer à la porte avant. Baruch ne sut pas, et ne sait toujours pas s’il voit en le vitruvisme un principe explicatif acceptable pour l’incommensurable ou un remède efficace pour la douleur. Peut-être les deux à la fois. Il y a une intelligence profonde à chercher du sens au monde, et il n’y a pas de sens plus accompli et plus paisible que dans la confiance en la raison encore à démêler – son inachèvement protège de l’orgueil et pousse à la bonne volonté tout à la fois.

Le cursus pour devenir prêtre se révéla étonnamment simple, facilité par la diminution croissante de candidats pour la fonction. Baruch était jeune, doué pour les études, travailleur et motivé ; les prophéties, certes désuètes, mais avec lesquelles il avait grandi, s’accomplirent pour lui, au grand dam de se famille qui comprenait mal son entêtement à vouloir se déclasser pour une vie de sobriété.

Cette vie, pourtant, lui réussit très bien. Assez charmant pour inspirer confiance et protection, assez solitaire pour ne jamais outrepasser ses prérogatives et garder la distance de bon aloi avec ses ouailles.
Mais quelque part dans le processus, son père décéda.

Cette fois-ci, Baruch se crut rôdé. Il avait sa foi de son côté, une direction générale, du sens, de la signification. Les miracles, le bien, le mal, tout cela voulait dire quelque chose – cela aurait dû lui apporter du réconfort, du calme. Il n’obtint qu’une amère apathie. Prétendre saisir le sens de tout cela lui était facile – mais il avait fallu prétendre, prétendre que ne pas comprendre, que de se retrouver une nouvelle fois assommé de tristesse ne le révoltait plus.

Il fallait croire que toutes ces années, il n’avait pas trouvé un sens à la vie si solide que cela.

A présent, cela fait trois ans que la moitié la plus rationnelle de son paternel a rejoint Vitruvius. Baruch poursuit son travail, mais le doute a germé de nouveau, menace la sérénité qui était autrefois la sienne.