Cela fait des semaines - des mois, peut-être - que je me promets d'écrire cette histoire telle que mon ami Robby me l'a racontée sans pour autant parvenir à m'y résoudre. Je sais pertinemment que les gens prendront ce récit pour une fiction tout juste bonne à faire peur aux adolescents à la sortie d'un film d'horreur. Mais croyez-moi, je vous écris le plus sérieusement du monde, avec une peur véritable, viscérale. Je n'oublierai jamais l'expression de Robby ce soir-là. Ce pauvre homme aux yeux fous me fit le récit le plus invraisemblable qu'il me fut donné d'entendre. Pourtant, je le crois ; je le croirai toujours, parce que personne ne peut avoir volontairement cette terreur-là si profondément incrustée dans sa chair. Vous qui trouverez et lirez cette note, vous penserez sûrement qu'il ne s'agit que d'un histoire digne d'un roman de gare à trois dollars. Vous changerez d'avis le jour où vous verrez ce que Robby a vu, ce que je ne vous souhaite pas.

Robby avait toujours eu peur du métro. Ce n'était pas une peur enfantine mais une cruelle angoisse d'adulte : il croyait du fond de son cœur que les seuls monstres que l'on trouvait dans ces tunnels étaient parfaitement thérians. Il s'était toujours considéré comme une proie pour les autres puisque son âme prenait la forme d'un moineau, une créature parfaitement inoffensive ; et dans une société où chacun peut prendre la forme d'un animal avec laquelle il partage son âme, le pauvre homme se sentait lésé. Il n'avait selon lui pas eu la chance de naître Alpha, pour être grand et fort et avait toujours vu ces derniers comme des prédateurs, préférant observer une certaines distance avec les individus de ce second genre-là. Il était assis dans un coin de la rame de métro, le dos arrondi par la fatigue d'une longue journée de travail. L'odeur de la rame était infernale : le tissu puant des vieux sièges, l'âcre des vieux mégots mêlés à une fragrance rance de pisse et d'autres humeurs encore moins nobles lui occasionnèrent un haut-le-cœur qui le firent ranger dans sa serviette le sandwich bas-de-gamme qu'il venait de prendre dans une supérette. La journée avait été dure, et il s'autorisa de fermer les yeux quelques instants. Quelques instants de trop.

Robby se réveilla en sursaut ; une sensation primordiale de danger l'avait frappé comme un coup de poing en plein ventre. Le wagon était vide, mais l'homme ne parvenait plus à se souvenir s'il était seul à la base ou si les autres passagers avaient déserté. Combien de temps avait-il dormi ? Il ne se souvenait pas d'avoir passé son arrêt. Il ne se souvenait de rien, en réalité. Quelque chose n'allait pas. Personne n'entrait ni ne sortait plus du wagon, et Robby ressentit une intense solitude sous la chape de sa détresse. Les lumières du wagon clignotèrent avant que ce dernier ne se mette à tanguer et poussé par l’instinct, l'homme se releva cahin-caha sans savoir pourtant quoi faire. Le métro s'emballa et dépassa plusieurs stations sans s'arrêter, comme un train pour l'Enfer, tandis que Robby fut plongé dans le noir complet, hurlant comme un enfant qui découvrait pour la première fois l'obscurité totale. La lumière revint finalement, depuis l'extérieur uniquement. Saisissant une poignée pour garder l’équilibre, l'homme se rapprocha d'une fenêtre. Il fallait qu'il regarde au dehors. Pourquoi a-t-il fait ça malgré son angoisse ? Parce que derrière toutes les peurs se cache un désir. Il fallait qu'il regarde, et ce qu'il vit lui coupa si brutalement le souffle qu'il s'évanouit.

Je ne saurai vous décrire exactement ce que mon ami a vu ce soir-là, tant ses dires sont incohérents. Je suppose que son esprit a refusé d'accepter ce que ses yeux avaient vu et qu'il a refoulé cette vision inexplicable. C'était une constellation grotesque de lumières surnaturelles, comme un essaim gonflé de lucioles nourries de cadavres dansant une sarabande infernale sur le paysage de pierre et de fer de la ville. Et cette Couleur. Tout baignait dans cette hideuse Couleur indéfinissable, qu'il entendait plus qu'il ne voyait. Quel son produisait-elle ? Celui d'un million de langues qui claquent dans leurs bouches, doux comme une unique larme qui roule sur une joue, couplé à un autre, corrompu, riche et triomphant : l'écho des choses infinies. J'ignore combien de temps Robby resta dans la contemplation de cette chose qu'il ne peut réellement me décrire mais ce que je sais - car nul ne peut l'ignorer en le voyant - c'est qu'elle lui a dérobé une partie de son âme. Mon ami ne fut plus jamais le même et ne parvint à me raconter son histoire que par petites cessions, quand il ne s'interrompait pas en se pissant dessus. Je lui rends cependant régulièrement visite : la chambre qu'il occupe à l’hôpital psychiatrique de la ville donne sur un joli parc. Ça a l'air de l'apaiser un peu, quand il ne hurle pas aux infirmières de se mettre à l'abri.

Aujourd'hui, c'est moi qui ne peut plus dormir. Quelque chose dort sous la ville, dans le lit de la terre. Quelque chose observe dans le ciel, caressant la ville d'Haddonfield d'un œil froid, indifférent. Quelque chose gratte de ses griffes le béton, le verre, et entaille même l'acier. Il y a des horreurs au-delà des limites de la vie, dont nous n'avons pas idée, qui peuvent en un instant surgir dans notre propre réalité. Vous vous direz surement que ce ne sont que des histoires pour faire peur aux gosses et aux vieilles, pour faire du sensationnel. Oui, ce n'est qu'une histoire. Mais une histoire parmi tant d'autres car Robby n'est pas le seul qui a été Touché par la Couleur. Une histoire mène à une autre. Cherchez-les, soyez curieux. Derrière chaque peur se trouve un désir ; derrière chaque Passion se trouve une question, dont la réponse est toujours oui. On m'accusera peut-être de vouloir planter la peur dans le cœur des habitants de Haddonfield, avec mon histoire - mes histoires. Oui, j'avais besoin de savoir ; je suis allé d'une histoire à l'autre, avec pour point d'entrée dans la terreur celle de ce pauvre Robby. J'ai glissé plus profondément dans le terrier du lapin blanc pour découvrir de nouveaux récits et vous les restituer. Pour vous ouvrir les yeux.

Car qui sait, en fin de compte, quel empire une histoire peut avoir sur nous ?