Malgré son mètre quatre-vingt-trois et sa peau brune qui ne semble pouvoir s’accoutumer aux pâles grisailles d’Haddonfield, Nyla est de ces femmes qui savent se fondre dans le mouvement continu du monde. On ne la remarque pas nécessairement, peut-être à cause de cette économie dans les gestes qui n’est pas sans rappeler l’indolence factice d’un crocodile feignant de prendre un bain de soleil la gueule ouverte. Elle peut avoir au fond du regard la même fixité observatrice, celle d’un opportunisme discipliné qui n’admet pas la moindre précipitation : on dit de Nyla qu’elle voit l’occasion arriver de loin et qu’elle sait l’attendre résolument. Ainsi, la douceur de sa physionomie ne rassure pas toujours, car la patience angélique qu’elle traduit est moins celle des saints que des prédateurs. On lui prête à cet égard l’imprévisibilité des charges reptiliennes, et l’esprit averti ne s’y trompe pas deux fois : cette nonchalance, qu’on a parfois pu confondre avec de l’élégance, opérant à la façon d’un charisme diffus qu’elle n’a pourtant jamais spécialement cherché à imposer, cette nonchalance, dis-je, n’est somme toute rien d’autre qu’un piège.

Elle est d’une complexion robuste, plus proche de l’androgynie que des canons féminins. Elle aime tout particulièrement les chemises, ne porte que des pantalons de couleurs sombres et des bottes à l’épreuve de l’eau. Le reste du temps, elle endosse son uniforme. Sa peau est rugueuse par endroits, ses épaules taillées par la nage et ses mains rendues calleuses par les rigueurs de la vie navale. Des tatouages floraux lui recouvrent tout le buste et la jambe droite, quelques cicatrices lui lardent le corps çà et là, autant de mises en garde laissées par un métier qui lui a rarement offert le luxe de goûter au sommeil du juste. Si ses yeux, où serpente quelquefois ce qui ressemble à une arrogance indomptable, sont généreusement maquillés, c’est moins par obéissance aux diktats que par souci de ne rien trahir de ses mauvaises nuits. Nyla connaît la valeur sociale du contrôle et ne se laisse que rarement déborder par ses émotions, raison pour laquelle on l’apprécie – ou qu’on la déteste, puisqu’elle prétend ainsi ne donner aucune prise à son prochain. Sa voix est chaude et peut prendre l’aspect d’un velours caressant, mais elle est tout aussi susceptible d’enfler durement le cas échéant. Elle s’en laisse difficilement conter, cuirassée d’une incrédulité qui se lit jusque dans l’arc incisif de ses sourcils. Elle se montre de fait aussi pugnace et opiniâtre que les mâchoires de son Anima, et quoiqu’on la sache relativement loyale, elle reste d’un tempérament assez réfractaire dans l’absolu : les instincts de domination chez autrui raniment immanquablement les pires aspects de sa propre personnalité.

Contre toute attente néanmoins, il n’entre ni narcissisme, ni individualisme dans cet orgueil batailleur. Son maquillage et l’opulence de sa chevelure sont des coquetteries qu’elle revendique sans admettre la moindre catégorisation et, pour le reste, elle peut tout aussi bien se servir de son visage comme d’un troisième poing lorsque la situation l’exige. Elle semble par ailleurs avant tout rechercher le bien commun, chose assez difficile à soupçonner chez elle. Peu complaisante, encore moins obséquieuse, elle n’a guère le souci de plaire à son prochain, plutôt celui de l’aider – ce qui selon elle est très différent et ne se fait pas toujours sans heurt. Toutefois elle peut se donner les moyens d’arrondir les angles. Bien qu’elle soit plus une femme d’action que de parole, on la sait capable d’un certain bagou qui la met en position de composer avec la truanderie fluviale. Elle fait partie de ces officiers corruptibles dans une certaine mesure car au fond, elle aime trop le genre thérian pour le juger avec une implacable sévérité. Elle comprend et regrette que certains en soient réduits à une vie d’expédients, puisqu’elle-même a parfois du mal à se ménager d’heureuses fins de mois – par bonheur elle vit de peu. Elle fait la différence entre ces âmes errantes qui n’ont pas eu le courage de faire les bons choix et les criminels sans rachat – qui ne sauraient l’émouvoir. Alors, quand elle peut trouver un arrangement, elle ne s’en prive pas, et tant pis s’il lui faut parfois négocier douloureusement avec sa conscience. Est-ce le sentiment de sa foi qui, paradoxalement, lui permet une telle ductilité morale ? Ou peut-être est-ce plutôt le pressentiment tout animal d’une menace bien plus grave qui se dessine insensiblement dans les auspices lunaires, la certitude confuse encore qu’ils doivent, toutes et tous, se serrer les coudes, d’une façon ou d’une autre.

Oui, quelque chose dans l’air l’effarouche sans doute. Elle souffre secrètement de ce que la nuit, qu’elle a toujours trouvée si belle, ne lui sera jamais d’aucun réconfort. Comme beaucoup probablement, la contemplation de la lune à la surface de l’eau noire la rappelle à sa peur viscérale des infirmités du corps et de l’esprit – et à bien d’autres monstres encore qu’elle n’identifie pas. Il n’existe peut-être pas de plus sordide communion, pourtant elle n’a jamais cédé au réflexe de se retrancher derrière la solitude et l’égoïsme. Nyla se débat en permanence avec les contradictions que son Anima instille en elle, mais ne s'imagine décidément pas – ne veut pas s’imaginer – faire autre chose qu’aider son prochain et vendre chèrement sa peau dans cet unique but.

« Elle a quatre frères et trois sœurs. Quasiment que des Bêtas, tous de chouettes gamins, y en a même un qu’a réussi à devenir médecin, l’autre avocate… Ils envoient de l’argent régulièrement. Le père était officier lui aussi. La mère se consacrait à son foyer et aux bonnes œuvres. Ils sont encore proches, je crois, mais Nyla en parle peu. Elle, c’est la troisième, et de ce qu’elle a bien voulu me raconter, le fait qu’elle parte la première après avoir terminé l'école de police a causé un sacré foin. J’ai pas réussi à en savoir plus. Je suppose que les histoires de famille, c’est jamais aussi simple que ça n’en a l’air ou qu’on voudrait le faire croire… »



« Si c’est une fille bien ? Difficile à dire. On s’en branle pas mal, non ? J’crois qu’elle aime rendre service, mais sa façon d’le faire plaît pas à tout l’monde. J’pense pas qu’elle soit toujours très réglo, quoi – j’dis ça pour les poulets, moi j’m’en cogne : la fin justifie les moyens comme on dit. Mais voilà, pour c’qui nous concerne, elle a appris à parler l’langage d’ici donc j’imagine qu’il lui reste un peu d’temps avant d’finir avec un coupelard entre les côtes. Être une fille bien, c’est pas c’qui vous garantit d’faire de vieux os par chez nous. »



« Elle n’a jamais bu une goutte d’alcool dans ma taverne. Pourquoi elle vient ? Je vous le dirai peut-être si vous alignez la monnaie. Une anecdote, en attendant : elle a déjà été impliquée dans une rixe avec deux autres marins un peu trop éméchés. Contre son gré, évidemment, y a pas plus posé que Nyla en temps normal. Vous savez ce qu’elle a fini par faire ? Elle en a mordu un. Oui, mordu, comme un clébard mordrait son bout de gras. Moi, j’ai pas vu grand-chose de derrière mon comptoir, mais lui, il a hurlé comme si elle était sur le point de lui arracher le bras… et elle en a mis du temps à le lâcher. Depuis, les gars y réfléchissent à deux fois avant de l’emmerder. Ce qui est sûr, c’est que je veux bien l’adresse de son dentiste, à celle-là ! »



« Elle a eu un gosse. Pas sorti d’elle, hein, c’est sa frangine Oméga qui a pondu le chiard de trop alors qu’elle avait pas les moyens d’s’en occuper. Nyla a accepté d’le faire à sa place. Pas sûr qu’elle soit faite pour être mère celle-là – enfin pour c’que ça veut dire. Bref, elle l’a fait, et plutôt bien fait y paraît, mais un truc horrible est arrivé. C’est Dédé qui m’a dit, soi-disant qu’il a tout vu. Le gosse s’est noyé en pleine nuit alors qu’il avait même pas six piges. En même temps quelle idée d’crécher sur un bateau, j’vous jure. Quand j’ai dit à Dédé que ça m’étonnait d’Nyla, il a pas arrêté d’répéter qu’le gosse avait été attiré par l’eau, et qu’Nyla a eu beau plonger encore et encore, elle a jamais réussi à l’remonter. J’ai aucune idée de c’qui a pu arriver en vrai, ça m’fout juste les pétoches cette histoire. »  



« Les Bearden sont de très braves gens, installés de longue date dans les murs d’Haddonfield. J’ignore d’où ils viennent à l’origine, et cela n’a aucune importance. La plupart se sont illustrés dans la fonction publique, ce qui ne les a pas empêchés de rester très croyants. La mère y a veillé. Modestes, oui, mais pas misérables, et moralement encore moins. C’est son crédo. Elle a même engagé deux de ses enfants à prendre la robe. Par contre, il n’en a jamais été question pour Nyla. Elle pratique sans doute beaucoup moins que ses frères et sœurs mais j’ai bon espoir qu’elle ne s’écarte pas du droit chemin : quand elle vient me voir, même si c’est de plus en plus rare – et le Père-de-Tout sait que c’est bien plus que la plupart des jeunes de son âge –, sa foi me paraît toujours intacte. Ce soir, comme chaque soir, je prierai pour le salut de son âme. »  



« Depuis la disparition de son neveu, la Bearden file un mauvais coton, si vous voulez mon avis. Ça remonte un peu, maintenant, mais j’imagine qu’on ne se remet jamais de ces choses-là. Elle l’a sans doute aimé comme s’il était à elle. Le fait est qu’elle a l’air de mettre son nez là où il faut pas – et ça fait quelques années maintenant. Elle se renseigne. Sur quoi ? Impossible à dire exactement. La seule raison pour laquelle ça ferme encore les yeux au-dessus, je suis prête à le parier, c’est parce qu’elle a spontanément proposé de passer de la bête surveillance de péniches de plaisance le long du fleuve Columbia – allez savoir comment elle a réussi à obtenir ce poste de planqué – à des missions beaucoup moins tranquilles sur Antonio Bay. Je lui ai dit qu’il ne valait mieux pas s’approcher trop près des entrepôts, mais ce n’est pas comme si elle était du genre à écouter qui que ce soit… »



« Mais si, je vous assure, elle était à ça de se marier avec son bel officier, et lui était prêt à élever le gosse avec elle. Mais le gosse a disparu – paix à son âme – et Nyla a tout envoyé valser. Du jour au lendemain, c’était comme si leur histoire d’amour n’avait jamais existé. Je suis même pas sûre qu’elle ait cherché à lui expliquer quoi que ce soit… Si vous la connaissiez, vous sauriez qu’elle se donne rarement cette peine. »



« Les gars me charrient mais je vous jure que c’est vrai : ses yeux scintillent dans le noir ! Un peu comme ceux d'un chat… Ou pire. Elle me fout les jetons, des fois. Vous l’avez jamais vue regarder le reflet de la lune dans l’eau ? Elle a l’air d’y chercher un truc. L’autre soir, je l’ai même vue plonger. Elle a laissé ses vêtements là et… J’ai attendu. Les gars me croient pas non plus quand je leur dis que c’est pas elle qu’est remontée. Enfin, pas exactement… »



« Une chouette pote, Nyla, tant qu’elle a pas une idée derrière la tête… Et depuis qu’on a fini l’école de police, tout se passe comme si elle avait toujours une idée derrière la tête. Elle était plus ouverte avant, je crois. Elle faisait la fête de temps en temps, avait de bons résultats et de bons rapports sans trop se la raconter ni mépriser personne, même quand elle s’est spécialisée dans la marine. Elle prenait souvent des nouvelles de sa famille et permettait pas qu’on la charrie sur ça. Moi, je trouvais ça mignon. C’était pas une grande cérébrale au sens où elle se prenait pas la tête, quoi. Mais maintenant… Elle se tient à la surface. Oui, c’est ça, j’ai pas d’autres mots pour la décrire. Elle se tient à la surface. »



« Elle ne m’a jamais laissé faire son thème astral. Je table sur du capricorne ascendant scorpion. »